Par David Poulin-Grégoire et Patrick Martin - 1er avril 2019
Nous entendons parler fréquemment dans les médias des difficultés rencontrées par le personnel infirmier dans l’exécution de leur tâche. Un des aspects plus rarement abordé est celui du harcèlement psychologique vécu par les infirmières de la part de leur supérieur, ce qui est connu sous le nom de violence verticale. Cet article traite de cette question en faisant ressortir les répercussions sur le plan de la santé physique et psychologique des infirmières victimes de cette violence, de même que les conséquences pour le système de santé et la qualité des soins.
L’attention médiatique relative à la lourdeur des conditions de l’exercice infirmier a été particulièrement marquante en 2018. En ce sens, plusieurs témoignages d’infirmières ont permis de dénoncer la surcharge de travail, ses corollaires, et notamment un recours abusif aux heures supplémentaires obligatoires. Dans cette foulée, nous souhaitons faire connaître les résultats d’une étude qui demeure en phase d’analyse et que nous avons réalisée auprès d’infirmières québécoises exerçant en milieux hospitaliers, victimes de harcèlement psychologique de la part de leur supérieur, un phénomène mieux connu sous le vocable de violence verticale. Les résultats partiels de cette étude indiquent que les infirmières qui subissent ce type de harcèlement voient leur potentiel se restreindre et leur rapport au soin se transformer. Les participantes rapportent également des préoccupations associées aux conséquences néfastes de ce phénomène sur leur santé et plus particulièrement sur celle des personnes soignées.
Un phénomène insidieux répandu
« Elle photocopiait toutes mes notes pour être certaine d’attraper des erreurs… » C’est par cette phrase qu’une infirmière affirmait subir l’acharnement de la part de sa supérieure hiérarchique à trouver la moindre erreur de suivi. Par ailleurs, cette infirmière se disait victime d’une surveillance excessive qui dépasse les mesures habituelles et nécessaires de suivi des compétences professionnelles. Émettre des critiques futiles et persistantes en raison d’une faute de frappe anodine dans une note informatique, ou encore isoler une infirmière à un moment précaire pour le patient afin de porter de fausses accusations au sujet de feuilles qui ne respectent pas l’ordre convenu dans le dossier médical ne sont que quelques exemples de comportements qui ont été rapportés dans le cadre de cette étude et qui renvoient à des manifestations de violence verticale.
La violence verticale, tout comme la violence horizontale, est une forme particulière de harcèlement psychologique. Ce phénomène est connu sous le vocable anglais de bullying qui signifie harceler, offenser, exclure socialement quelqu’un ou perturber les tâches de celui-ci. Pour être considéré comme tel, le comportement indésirable doit survenir de façon régulière et persister dans le temps (Einarsen et autres 2011). Tandis que la violence horizontale renvoie au harcèlement psychologique qui survient entre deux collègues d’un même niveau hiérarchique, la violence verticale implique quant à elle un auteur en supériorité hiérarchique par rapport à l’individu qui en est la victime (Beale 2011).
Au Québec, le harcèlement psychologique touche 14,8 % de l’ensemble des travailleurs. Du côté des soins infirmiers, c’est plus de 20,4 % des infirmières québécoises qui sont exposées à des comportements associés au harcèlement psychologique, alors que seulement 17 % d’entre elles se considèrent comme des victimes du phénomène (Trépanier, Fernet, Austin 2013). La prévalence de la violence verticale dépasse celle de la violence horizontale, bien qu’elle reste peu étudiée dans le contexte des soins infirmiers au Québec.
Des répercussions individuelles sous-estimées
Le harcèlement psychologique constitue le facteur étiologique de stress le plus handicapant et le plus dévastateur en milieu de travail (Einarsen, Hoel, Cooper 2011). Les infirmières, comme tout autre travailleur, voient leur santé physique et psychologique affectée par le phénomène (Kemp 2014).
J’ai perdu 15 livres en trois mois, je ne mangeais plus, je dormais mal et je tremblais quand je travaillai. « Outre l’insomnie généralisée rapportée par l’ensemble des participantes, la céphalée, la gastrite et d’autres troubles digestifs, l’anorexie, l’hypersensibilité au bruit, l’hypertension artérielle et les plaintes cardiorespiratoires s’ajoutent aux symptômes récurrents d’une exposition fréquente au harcèlement psychologique (Hogh, Mikkelsen, Hansen 2011). Comme l’a également rapporté une participante, l’apparition des symptômes se limite d’abord aux environnements fréquentés avec l’auteure de la violence verticale, avant de se manifester à l’extérieur du milieu du travail avec le temps.
De plus, comme le rapporte Hirigoyen (Hirigoyen 2016), il arrive souvent que les cibles du harcèlement psychologique ne prennent conscience du phénomène qu’une fois que les effets sur leur santé deviennent évidents : “C’est au moment où je me suis mise à pleurer avant d’entrer sur mes quarts de travail, et en sortant de mes quarts de travail […] que je me suis dit : “Ça suffit. Je ne peux plus tolérer ça.”
Comme rapporté par cette infirmière, une détresse psychologique survient régulièrement avec une exposition prolongée à la violence verticale. Cette détresse, indépendante des exigences du milieu de travail, augmente davantage les risques d’exposition à des comportements hostiles subséquents (Verkuil, Atasayi, Molendijk 2015). Selon les résultats de l’étude en cours, la détresse psychologique de la victime augmente par ailleurs particulièrement dans le processus de dénonciation, et ce, consécutivement à la peur de représailles qui y est associée et à l’apparente inefficacité de ces processus institutionnels de dénonciation, comme le rapportait une participante qui avait littéralement l’impression de donner “des coups d’épée dans l’eau”.
En ce sens, une infirmière indiquait se sentir prise au piège : ‘… de toute façon, je me disais : “C’est sa parole contre la mienne. Puis ma parole, elle ne vaut rien.”’ Dans une situation semblable, la détresse peut s’aggraver au point de mener à une dépression, un stress post-traumatique ou une augmentation du risque suicidaire (Nielsen, Einarsen 2012).
Des effets délétères sur le système de la santé
Le harcèlement psychologique n’affecte pas seulement la victime. La perte de satisfaction et l’épuisement professionnel, des absences prolongées et un roulement du personnel; tous ces éléments ont été clairement identifiés comme des conséquences de la violence verticale ou horizontale. La somme de ces conséquences organisationnelles entraîne un lourd fardeau économique pour les établissements de santé (Hoel et autres 2011). En ce sens, l’estimation des coûts associés uniquement à l’absentéisme causé par les comportements hostiles en milieu de travail s’établissait à plus 4,1 milliards de dollars américains pour l’année 2010 aux États-Unis (Asfaw, Chang, Ray 2014). Un seul cas de harcèlement psychologique coûte environ 50 000$ américains à une organisation, et ce montant serait sous-estimé puisqu’il est pratiquement impossible de prendre en compte toutes les répercussions en matière de performance et toutes les pertes que le phénomène est susceptible d’engendrer. Par ailleurs, peu d’études se sont penchées sur le sujet en estimant ces pertes, notamment en raison du large spectre des conséquences du harcèlement psychologique sur la productivité des travailleurs (Hoel et autres 2011).
L’étude que nous avons réalisée a permis de mettre en évidence un état de stress qui entraîne une perte de performance au travail, et ce, même pour une infirmière d’expérience Ça me prenait plus de temps pour réaliser mes tâches […]. Si j’avais des prélèvements à faire, habituellement, je n’ai pas de difficultés à rassembler tout mon matériel en une seule fois. Donc là, je pouvais oublier des trucs. Je retournais sur mes pas pour chercher une seringue, chercher un adaptateur, ou chercher un tube…”
Plusieurs infirmières ayant participé à cette étude ont aussi rapporté que leurs préoccupations, liées à la diminution de leur concentration et au potentiel de risques que cela pouvait engendrer sur les patients dont elles prennent soin, se mêlaient à la crainte constante d’être prises en défaut par leur supérieur. En ce sens, ces infirmières ont fait part d’un état d’hypervigilance qui les ont amenées à passer beaucoup plus de temps à vérifier et contrevérifier des aspects routiniers de leur travail qu’elles maîtrisaient pourtant en tous points : “… les choses que tu faisais déjà bien, là tu les regardes deux ou trois fois […] ça prend beaucoup plus de temps, puis ça apporte beaucoup plus de stress parce qu’on est juste stressée d’oublier quelque chose”.
La sécurité du patient et la qualité des soins en péril
Malgré les vérifications supplémentaires, l’état induit par la violence verticale et les autres formes de harcèlement psychologique chez les infirmières augmente de façon perverse le risque d’erreur (Roche et autres 2010) : « J’étais rendue dans un cercle vicieux d’anxiété, ce qui faisait que j’ai commencé à faire des erreurs de médicaments. Au début, ce n’étaient pas de grosses erreurs. C’est juste qu’à un moment donné, j’en avais presque tous les jours. » Comme le suggérait cette infirmière, des erreurs cliniques de gravité variable sont liées à l’expérience vécue du harcèlement psychologique (Blair 2013). En retour, les évaluations qui découlent de ces erreurs, qui sont pourtant causées par leur expérience de harcèlement psychologique au même titre que leur baisse de performance, servent à légitimer les comportements hostiles de leur supérieure.
Dans ce même état d’hypervigilance, la volonté première des infirmières de répondre aux besoins du patient bascule vers une préoccupation constante associée aux tâches bureaucratiques, donc facilement traçables. Cette conséquence se manifeste principalement par « une augmentation du temps consacré à la prise de notes, par rapport au temps passé auprès du patient ».
De plus, alors qu’il est démontré que l’expérience du harcèlement psychologique entraîne un détachement moral chez les cibles (Claybourn 2011), nos résultats suggèrent des effets comparables à deux études qui rapportent des conséquences sur le soin relationnel, notamment par une baisse de la compassion des infirmières à l’égard de leurs patients (Yildirim 2009). L’une des infirmières rencontrées affirmait en effet qu’elle était « moins attentive et moins réceptive » envers le patient. De plus, celle-ci indiquait que malgré ses efforts de vouloir offrir des soins de qualité aux patients, son esprit était plutôt « occupé à penser à ne pas faire d’erreur, à penser à bien écrire, à ne pas oublier des choses ». Les propos d’une autre infirmière allaient également en ce sens : « j’étais tellement concentrée sur la tâche, j’étais tellement concentrée sur le fait d’être surveillée, que… je suis persuadée que je ne prenais pas soin de mes patients comme je le fais maintenant. »
Dans cette même perspective, les résultats de l’étude indiquent que les soins techniques, comme l’installation d’une sonde urinaire ou la réalisation de prélèvements sanguins, vont primer sur la relation soignante. Par exemple, une infirmière affirmait ne pas être en mesure d’aller « porter une couverture chaude à un patient qui avait froid », ou encore être dans l’impossibilité de prendre le temps « d’écouter un patient qui venait d’apprendre qu’il avait un cancer », parce qu’elle était trop préoccupée par des soins techniques et des activités bureaucratiques. « Je n’étais pas capable d’en arriver là parce que j’étais trop concentrée à faire mes affaires adéquatement pour que le moins de choses possible me soient reprochées. » Afin de préserver un certain niveau de qualité des soins, certaines décident alors d’écrire leurs notes de suivi infirmier dans leur temps de pause afin « de fournir un dossier complet et étoffé », toujours dans l’optique de diminuer le risque de représailles devant ce qui peut être facilement retenu contre elles.
Bien que nous serions portés à penser que les auteurs de la violence verticale soient les principaux responsables de la forte prévalence de cette forme d’hostilité à l’endroit des infirmières, d’autres études, notamment celles menées par le professeur Patrick Martin indiquent toutefois que les supérieurs hiérarchiques évoluent eux-mêmes au sein d’un lourd système de contraintes et de reddition de comptes.
Par ailleurs, la dérive autoritaire centralisatrice à travers laquelle elles sont contraintes d’évoluer, et qu’elles dénoncent de plus en plus malgré les risques encourus, ne serait pas étrangère à ce que certaines d’entre elles font malheureusement subir aux infirmières, ce qui laisse croire que le cycle de la violence est bien implanté dans notre système de santé, à partir de ses plus hautes hiérarchies, et qu’il fait son chemin tout au long de la « chaîne de commandement ». Ainsi, il s’avère impératif de faire connaître cette réalité, notamment par le biais de la recherche, et ce, dans une perspective de santé durable au travail pour les infirmières.
Références
Asfaw AG, Chang CC, Ray TK. « Workplace mistreatment and sickness absenteeism from work: Results from the 2010 National Health Interview survey ». American Journal of Industrial Medicine. 2014;57(2):202-13.
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Blair PL. « Lateral Violence in Nursing ». Journal of Emergency Nursing. 2013;39(5):e75-e8.
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Einarsen S, Hoel H, Zapf D, Cooper CL. The Concept of Bullying and Harassment at Work: The European Tradition. Bullying and harassment in the workplace : developments in theory, research, and practice. 2nd ed ed. Boca Raton, FL : CRC Press; 2011. p. 3-39.
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Hoel H, Sheehan MJ, Cooper CL, Einarsen S. Organisational Effects of Workplace Bullying. In: Einarsen S, Hoel H, Zapf D, Cooper CL, editors. Bullying and harassment in the workplace : developments in theory, research, and practice. 2nd ed ed. Boca Raton, FL: CRC Press; 2011. p. 129-47.
Hogh A, Mikkelsen EG, Hansen AM. Individual Consequences of Workplace Bullying/Mobbing. In: Einarsen S, Hoel H, Zapf D, Cooper CL, editors. Bullying and harassment in the workplace : developments in theory, research, and practice. 2nd ed ed. Boca Raton, FL: CRC Press; 2011. p. 107-28.
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Roche M, Diers D, Duffield C, Catling-Paull C. « Violence Toward Nurses, the Work Environment, and Patient Outcomes ». Journal of Nursing Scholarship. 2010;42(1):13-22.
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Verkuil B, Atasayi S, Molendijk ML. Workplace Bullying and Mental Health: A Meta-Analysis on Cross-Sectional and Longitudinal Data. PloS one. 2015;10(8):e0135225.
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David Poulin-Grégoire est infirmier au CHSLD Côté-Jardins depuis 2012, où il pratique auprès d’une clientèle en perte d’autonomie. Il est titulaire d’un baccalauréat en sciences infirmières et poursuit ses études de maîtrise à l’Université Laval. Son mémoire de maîtrise explore les effets de la violence verticale sur les fonctions infirmières. Ses champs d’intérêt sont le leadership infirmier, l’organisation des soins de santé, l’éthique organisationnelle et la transformation contemporaine du soin.
Patrick Martin est professeur adjoint à l’Université Laval. Ses intérêts de recherche incluent l’organisation du travail et les conditions de l’exercice infirmier, les rapports sociaux et structures de pouvoir dans lesquels s’enracine le vécu des infirmières, les transformations contemporaines du rapport au soin, la critique du statu quo sociopolitique, les stratégies de l’action non violente et l’émancipation des infirmières.